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            Dans leur livre Permaculture[1], Charles et Perrine Hervé-Gruyer raconte qu’il y a cent soixante-dix ans paraissait le premier manuel pratique des cultures maraîchères de Paris, une mine d’informations pour tous ceux qui désirent aujourd’hui cultiver la terre sans pétrole ni machinisme. Il suffit en quelque sorte de redécouvrir le grand nombre de pratiques agricoles intéressantes qui avaient été élaborées et pratiquées, parfois des millénaires durant, de les adapter au contexte et à l’époque actuels, de les enrichir de la confrontation avec les sciences du vivant contemporaines.

            Charles et Perrine Hervé-Gruyer citent John Jeavons qui a écrit : « L’agriculture biologiquement intensive date de quatre mille ans en Chine, de deux mille ans en Grèce et de mille ans en Amérique latine. De fait, c’est ainsi que les Mayas faisaient pousser leur nourriture, dans les jardins familiaux, de manière très locale. C’est l’une des raisons pour lesquelles leur culture a survécu, alors que d’autres s’effondraient autour d’eux. »

            Les deux auteurs racontent que parmi les multiples formes qu’a pu prendre la microagriculture de par le monde, l’une des plus abouties a été menée à Paris et dans sa banlieue, au cours du XIXe siècle, jusqu’à ce que l’essor de l’urbanisation et l’arrivée de la mécanisation fassent sombrer dans un relatif oubli cette riche tradition.

Les jardiniers-maraîchers parisiens, de grands précurseurs

            Les jardiniers-maraîchers parisiens du XIXe siècle étaient parvenus à un niveau d’excellence que peu de maraîchers contemporains atteignent. Ils réalisaient jusqu’à huit ou neuf rotations de culture par an, et produisaient, sans aucune forme de mécanisation et sans une goutte d’énergie fossile, des salades toute l’année, des melons, concombres, fraises et tomates dès avril-mai.

            Durant toute la seconde moitié du XIXe siècle, il semble que Paris ait été autosuffisante en légumes intra-muros, en toutes saisons. La production de la capitale, diversifiée et d’une grande qualité, s’exportait même vers les marchés londoniens. L’exemple des maraîchers parisiens peut inspirer de nombreux élus pour réintroduire l’agriculture au cœur des territoires urbains et périurbains.

            L’histoire des jardiniers-maraîchers parisiens est peu connue avant la Révolution française. L’art des cultures légumières avait réalisé un bond à l’époque de Louis XIV, sous l’impulsion des maîtres jardiniers comme La Quintinie, qui expérimenta, dans le potager du roi, les ancêtres des châssis dans les années 1670 et 1680. Une nouvelle catégorie professionnelle, les jardiniers-maraîchers, s’était alors progressivement développée au cœur même de Paris. Ils formaient une « caste » à part, dont les connaissances s’affirmaient de génération en génération. En 1870, un jardinier-maraîcher du nom de Fournier fit, le premier, usage de châssis pour ses cultures, ouvrant ainsi une nouvelle ère de la profession, celle des cultures forcées, réalisées sous abri, à l’aide d’une source de chaleur naturelle.

            Selon Charles et Perrine Hervé-Gruyer, le premier témoignage détaillé sur la vie et les pratiques des jardiniers-maraîchers fut le Manuel pratique de la culture maraîchère de Paris, rédigé par Moreau et Daverne, et publié en 1845. Cet ouvrage décrit de manière exhaustive les cultures, les outils et l’organisation même de la profession à cette époque. D’autres livres ont suivi, jusqu’à la première Guerre mondiale et au-delà, qui permettent de suivre l’évolution du métier de producteur de légumes au sein d’une grande capitale.

            Les jardiniers-maraîchers disposaient de « marais » – le nom encore donné à leurs jardins, en souvenir de l’époque où les cultures légumières étaient menées en zones     humides –, de petite taille, dans les espaces laissés libres par l’urbanisation, bien plus lâche qu’aujourd’hui. En 1845, les cultures vivrières dans l’enceinte de Paris couvraient environ     1 378 hectares, divisés en 1 800 jardins – chaque jardin mesurait donc environ 7 650 mètres carrés. Ils employaient 9 000 personnes, soit 5 personnes en moyenne par jardin : le maître maraîcher et son épouse, des hommes à la journée, et une fille ou un garçon à gages, le plus souvent des enfants. Le travail de ces 9 000 jardiniers-maraîchers suffisait à alimenter la capitale (environ 1,8 million d’habitants) en légumes.

            L’urbanisation croissante faisait monter les prix du foncier et repoussait progressivement les maraîchers vers la périphérie, à l’intérieur et à l’extérieur des fortifications de la ville, dont le contour fut plusieurs fois redessiné. Les producteurs exerçant leur métier dans la cité étaient pénalisés par le coût des terrains, et soumis à la concurrence des maraîchers installés à la campagne, parfois fort loin de Paris, où les charges liées au foncier étaient beaucoup moins élevées. Pour rester économiquement compétitifs, les jardiniers-maraîchers parisiens ont été constamment acculés à améliorer leurs techniques, ce qu’ils ont réalisé en travaillant sur deux axes : produire toute l’année et produire davantage par unité de surface. Ils pouvaient ainsi proposer à la vente des légumes durant la saison hivernale et au début du printemps, alors que leurs collègues hors les murs n’avaient rien à vendre, et mieux rentabiliser chaque pouce de terrain. Ces contraintes expliquent peut-être leur niveau d’expertise inégalée.

Créer du sol

Pour parvenir à ces résultats, les jardiniers-maraîchers accordaient un soin extrême à leur terre. L’un d’eux a pu écrire qu’ils étaient les « orfèvres du sol ». Ils devaient littéralement créer leur sol, lorsqu’il ne correspondait pas à leurs critères. Ils disposaient pour cela de quantités quasi illimitées de fumier, puisque la traction hippomobile était la norme dans le Paris de l’époque. En compostant de grandes quantités de fumier au cœur même de la cité, ils rendaient un grand service à la métropole, et illustraient deux des principes de la permaculture :                                                                                                                               - tout produit d’un système qui n’est pas réutilisé à l’intérieur de celui-ci devient un polluant à l’extérieur ;                                                                                                                                         - les déchets de l’un doivent devenir la ressource d’un autre.

            Créer  du sol était un long processus : « Quand un jardinier-maraîcher s’établit sur un terrain neuf qui n’a pas encore était cultivé en marais, il lui faut quelques années pour rendre la terre meuble et facile à cultiver. Pendant ces quelques premières années, les engrais nécessaires pour rendre la terre fertile peuvent être considérables. » C’était une grande perte pour un jardinier-maraîcher que de devoir quitter son marais, chassé par l’urbanisation, pour recommencer ailleurs. Dans la pratique, créer du sol n’est possible que sur de petites surfaces, et encore, à condition de disposer de ressources importantes en matière organique.

            Les jardiniers-maraîchers nourrissaient le sol pour qu’il nourrisse les plantes, alors que les agriculteurs conventionnels de notre époque  nourrissent directement les plantes avec des engrais solubles. Le résultat, dans la durée, n’est absolument pas comparable, car la première approche crée de l’humus, tandis que la seconde en détruit.

Produire toute l’année

            Dans leur effort pour alimenter la capitale en légumes frais produits localement, douze mois sur douze, les jardiniers-maraîchers ont fait preuve d’une inventivité admirable. Ils ont utilisé la ressource en fumier, surabondante, pour générer de la chaleur en plus de la fertilité, grâce au système des couches chaudes. Toute l’année, la charrette qui partait quotidiennement en fin de nuit livrer les légumes « à la halle » rapportait au marais un chargement de fumier. À l’automne, les maraîchers réalisaient les premières couches chaudes, mélangeant pour cela du fumier frais et du fumier ayant déjà chauffé. Les couches pouvaient être réalisées dans des tranchées ou sur le sol, en empilant soigneusement le fumier. Sur ces couches étaient ensuite posés des châssis vitrés ou des cloches de verre – chaque maraîcher en possédait un nombre important. Les jeunes plants étaient semés en pépinière, puis généralement repiqués deux fois, de manière à optimiser l’espace. La chaleur dégagée par le fumier en décomposition permettait aux végétaux de pousser même au cœur de l’hiver, au prix d’incroyables efforts de la part des maraîchers qui veillaient, de jour comme de nuit, à protéger leurs cultures du gel. Si la chaleur diminuait, des réchauds – empilement de fumier frais – étaient montés autour des cloches et des châssis. Ceux-ci étaient couverts, la nuit ou par grand froid, de paillassons en paille de seigle, parfois sur deux ou trois couches, fabriqués par les maraîchers eux-mêmes, le matin à la chandelle ou le soir à la veillée, faute de temps durant la journée. Les contraintes liées à la manutention de milliers de cloches et de centaines de châssis, qu’il fallait aérer ou au contraire couvrir, semblent invraisemblables à notre époque.

            Le fumier décomposé se transformait en fertilisant pour le sol. Des apports généreux de compost, sous forme de terreau répandu        sur les semis, et des apports de paillage, léger lit de fumier déposé en mulch entre les plants, permettaient d’améliorer la fertilité et de soutenir l’énorme production.

Les associations de culture

            Comme bien souvent, la réussite des jardiniers-maraîchers parisiens s’explique par la mise en œuvre d’un ensemble de stratégies complémentaires convergeant vers un même but. Les associations de cultures faisaient partie de ces stratégies ; elles se révèlent particulièrement intéressantes pour notre époque. Les maraîchers du XIXe siècle, dans leur effort pour tirer la quintessence de chaque mètre carré cultivé, associaient avec art les légumes. Les descriptifs de leurs cultures comportent des informations précieuses sur les associations éprouvées de l’époque : les laitues étaient cultivées avec des carottes ou des radis, des épinards, du persil, puis remplacés par des choux-fleurs – on parlait de contre-planter la culture suivante, avant que la précédente n’ait été récoltée en totalité. Voici une définition de cette technique, tirée d’un ouvrage de l’époque : « On appelle contre plantation l’art de faire pousser des plantes sur un terrain déjà occupé par des légumes dont la croissance est beaucoup plus rapide. Cette pratique est fréquente chez les jardiniers-maraîchers, qui veulent tirer de leur terrain tout le parti possible […]. Ainsi, dans un carré d’œilletons d’artichauts plantés en automne, on sème des fèves ou l’on plante des choux entre les rangs. Si on plante les artichauts au printemps, on met entre les rangs des pommes de terre ou des laitues romaines d’été, etc. Mise ne pratique dans un jardin bien cultivé, cette opération double les produits ; mais elle devient nuisible dans un jardin dont la culture n’est pas soignée. »

            C’est aux États-Unis qu’ont été redécouvertes et développées les techniques des maraîchers parisiens du XIXe siècle, pour être reprises ensuite en France, à la ferme du Bec Hellouin.


[1] PERRINE ET CHARLES HERVÉ-GRUYER, Permaculture, Guérir la terre, nourrir les hommes, Éd. Actes Sud.

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